Portrait dans Libération
Portrait dans Libération :
Jean-Claude Kaufmann, pas rasoir.
Le sociologue décortique petites manies et grands rituels du couple, son objet d’études fétiche.
On a pourtant tout fait pour l’occulter. Pour ne pas réduire une tête pensante à la plus voyante de ses caractéristiques. Oui mais voilà, quand rendez-vous fut pris par téléphone, il ne fallut que quelques mots à Jean-Claude Kaufmann, 69 ans cette année, pour tailler en pièces cette bonne résolution : «Je me tiendrai crâne dégarni et moustache bien au vent. Vous me reconnaîtrez facilement.» De fait, cette longue barre de poils drus qui scinde son visage depuis un périple en stop dans les pays nordiques en 1967 est devenue le signe distinctif du sociologue, une signature dont il semble être une victime consentante. «Comme Mme de Fontenay l’est de son chapeau», dit-il. Il y eut bien une tentative de s’en libérer il y a une dizaine d’années. Mais «sans elle, ce n’était pas moi. Je voyais le visage de mon père décédé», doit-il reconnaître, photo glabre à l’appui. Sa famille comme son éditeur font pression pour qu’elle revienne. Elle orne désormais un œuf sur la carte de visite pleine d’autodérision qu’il nous tend, dans le café place de la Sorbonne, à Paris, où il nous a donné rendez-vous.
Du doigt, il pointe le prestigieux bâtiment, fréquenté près de quatre décennies durant, avant qu’il ne prenne sa retraite du CNRS. Il y était membre du Centre de recherche sur les liens sociaux, directeur de recherche et enseignant. Linge dans un couple, seins nus, femmes célibataires, premier matin à deux, sac à main des dames, lit conjugal ou encore fesses à travers le monde… Et la Saint-Valentin, objet du dernier livre du prolifique chercheur et qui paraît ces jours-ci. Quelque part entre le conteur malicieux, l’historien et le sociologue, Kaufmann y tente de remonter aux origines de cette fête aussi honnie que mondialement répandue. Sujet en apparence «rasoir» pour le moustachu, elle est selon lui le théâtre d’enjeux bien plus sérieux qu’il n’y paraît : rapport entre amour et argent, stigmatisation du célibat et, dans certains pays, désaccord entre une jeunesse «éprise de liberté sentimentale et sexuelle» et les autorités politiques ou religieuses…
L’autopsie de ce qui peut sembler frivole est sans doute ce qui a fait le succès de Kaufmann, dont Libération disait, en 1997, qu’il «dépoussière la sociologie». Vingt ans plus tard, celui qui est parfois décrié par certains de ses pairs pour son omniprésence médiatique n’a cure des critiques, assume aimer cela, tout en reconnaissant parfois «jouer le rôle qu’on attend de lui», notamment à la télé, son «péché mignon».
Qu’importe, celui qui se dit «ethnologue du quotidien» demeure tout aussi fasciné par l’individu et par le couple. «Deux utopies grandioses, presque contradictoires, se confrontent dans le couple, avance-t-il. D’une part, le désir de l’individu d’être maître de sa vie et de son destin et, d’autre part, l’amour, qui sous-entend d’aller au-delà de soi, de s’oublier pour aller vers l’autre.» Mais comment donc concilier les deux ? Peut-être le sexagénaire a-t-il fini par percer le secret du bonheur à deux. «J’essaie de m’interdire d’observer mon propre couple”», tranche-t-il. En tandem depuis 1976 avec Marie-Françoise, ex-enseignante en biologie rencontrée dans un groupe d’amis et épousée en 1982, il est père de deux gaillards trentenaires et s’apprête à devenir grand-père pour la première fois. Il s’offusque qu’on parle de «longévité exceptionnelle», exagéré à ses yeux, mais concède : «Avec ma femme, on rit beaucoup. Elle est une rieuse exceptionnelle, son rire est cristallin… Ce petit jeu de rôles fréquent entre nous est un vrai plaisir.» Installée à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), cette paire se répartit les tâches ménagères et aime à partager de longues balades sur le chemin des douaniers. «Je vois le couple comme du soutien mutuel, un petit monde de douceur et de bienveillance, des chantiers, plaisants ou non, réalisés côte à côte, déroule-t-il. Les moments de respiration sont importants.» Lui s’oxygène en solitaire dans son bureau ou au cours de ses déplacements et conférences au gré de ses travaux. Ces changements de lieu, ce provincial revendiqué les chérit.
Il passe d’ailleurs trois mois de l’année à Postua, village du Piémont italien d’où sa famille maternelle est originaire. En mai, il y fêtera le centenaire de cette mère débarquée un peu par hasard, sans papiers, du côté de Paimpol (Côtes-d’Armor) juste avant la Seconde Guerre mondiale. Partie aux côtés d’un frère fermement décidé à émigrer, la jeune Italienne exerce en tant que femme de ménage dans un hôtel. Elle y tombe amoureuse d’un client beauceron, de passage dans la région pour planter des poteaux électriques. Le jeune couple avait tout juste obtenu les autorisations nécessaires pour se marier, quand éclate la guerre. Lui, mobilisé, est fait prisonnier par les Allemands, mais parvient à s’enfuir pour rejoindre sa promise. Résultat ? Lui est recherché et elle dans le viseur des autorités car toujours sans papiers. Le mariage a lieu au Mans. Mais dénoncés par des voisins, les amoureux sont contraints de fuir en tandem. Destination : Argenton-sur-Creuse (Indre), où ils ont des connaissances. Nous sommes en 1944. «Ils se sont planqués pendant le massacre», résume Kaufmann. Après guerre, le père du sociologue s’établit en tant que maçon, au Mans. Tous les étés, le garçon de la famille (il a une sœur), donne un coup de main sur les chantiers. «J’ai encore le souvenir des casse-croûte sur les chantiers, je sais ce qu’est le peuple», insiste-t-il. «Ni manuel ni meneur d’hommes», il renonce pourtant à succéder à son père et entame des«études moyennes». Il suit des cours de psychologie-sociologie à la fac quand déboule Mai 68. «Les questions de société se sont alors imposées» comme sa voie. «J’étais très engagé, militant, à l’époque», se souvient-il, notamment au sein du courant d’extrême gauche libertaire Mao-Spontex, dont il déplore avec le recul «la logique sectaire ».
Il se méfie aujourd’hui de «l’engagement organisé» et ne se reconnaît dans aucune personnalité politique. En 2012, il a glissé dans l’urne un bulletin Hollande, sans grande conviction. «Je me suis peut-être fait avoir par quelques phrases sur la finance», analyse-t-il. Il se prépare déjà à voter par défaut en mai, sans savoir encore pour qui. «Tout cela manque d’utopie», soupire-t-il. Inquiet face au «communautarisme, au nationalisme agressif, aux idées de type FN», il dit rêver d’un «nouveau Gandhi» ou du moins, d’un «élan», pourquoi pas similaire à celui qui a présidé à la fondation du Parti pirate islandais, quelque part entre «idéalisme et pureté». Doux rêveur ? Peut-être pas tant que cela, à écouter ses souvenirs de cette petite manif bretonne spontanée silencieuse de soutien à Charlie, comme il y en eut tant en France il y a deux ans. Là, se rappelle-t-il, «on lisait dans les regards l’humanité et la gentillesse. Le désir d’amour peut être un sursaut contre les forces obscurantistes».
12 avril 1948 Naissance au Mans. 1976 Rencontre avec Marie-Françoise. 1992 La Trame conjugale… 1999 La Femme seule et le Prince charmant. Janvier 2017 Saint Valentin mon amour !