Après l’affaire Weinstein

Une interview dans Le Monde aujourd’hui

Jean-Claude Kaufmann : « Nous devons inventer un nouvel ordre amoureux »

Pour le sociologue, les répercussions en France de l’affaire Weinstein ont révélé l’ampleur des inégalités entre les femmes et les hommes.

LE MONDE | 25.11.2017 à 10h10 | Propos recueillis par Gaëlle Dupont

Jean-Claude Kaufmann est sociologue, spécialiste du couple et des rapports hommes-femmes. Son dernier livre, Saint-Valentin, mon amour ! (Les liens qui libèrent, 240 p., 18 €), traite de l’évolution de ces rapports dans l’histoire.

Pourquoi l’affaire de harcèlement mettant en cause Harvey Weinstein, un producteur de cinéma américain assez éloigné du quotidien des Français, a-t-elle eu des répercussions aussi considérables dans notre pays ?

Parce qu’elle révèle un problème très profond. Alors que nous voulons croire que nous avons presque atteint l’égalité entre les hommes et les femmes, nous sommes très loin du compte, sur deux points en particulier : d’un côté le partage des tâches ménagères, toujours majoritairement assumées par les femmes, ce qui a un impact considérable sur leurs carrières donc leurs salaires, et tout ce qui a trait au sexe.

L’affaire Baupin a permis de commencer à en parler. L’aspect caricatural et outré d’un personnage comme Weinstein implique que ça éclate plus fort. Il y a de la surprise, de l’écœurement. Cela donne envie de vider son sac.

Adhérez-vous au mot d’ordre #balancetonporc ?

La parole s’est libérée de manière brusque, voire brutale. Il faut sans doute en passer par là, quitte à ce qu’il y ait quelques dommages collatéraux, quitte à ce que des faits qui n’ont pas eu lieu soient dénoncés dans des règlements de compte. Cela reste marginal. Ce qui est important, c’est que cette parole ait émergé. C’est capital quand on sait à quel point c’est difficile pour les femmes de dénoncer, de porter plainte, car leur comportement peut être remis en cause, et la justice suit difficilement.

Comment se manifeste l’inégalité dans le rapport au sexe dont vous parlez ?

Sur les sites de drague sur Internet, j’ai repéré une question révélatrice, qui ne s’adresse qu’aux femmes : peut-on coucher le premier soir ? La question ne se pose pas. pas pour les hommes. Quand l’homme multiplie les conquêtes, il est valorisé. Une femme qui assume une pratique sexuelle comparable est au contraire stigmatisée, traitée de salope. Même si le discours sur le sujet a beaucoup évolué, notamment dans les magazines féminins, le stéréotype de la femme qui doit être dans l’engagement sérieux perdure. Dans les pratiques de séduction, un jeu de rôle se maintient : l’homme doit prendre l’initiative.

Le mouvement #metoo ne met-il pas surtout en cause une volonté d’emprise masculine sur les corps féminins ?

Il y a deux composantes assez différentes dans les faits qui sont dénoncés. La première est tout ce qui est lié aux positions de pouvoir des hommes. Certains utilisent cette position pour harceler et agresser des femmes. Il faut intervenir contre cela de manière forte en sanctionnant ces faits. On n’en terminera pas en quelques mois. Mais ce qui est à dénoncer est clair. La question du harcèlement de rue est plus complexe. Il peut être très violent et facilement identifiable mais pas toujours, comme quand une femme est sifflée dans la rue.

De nombreuses femmes disent très bien faire la différence entre drague et harcèlement.

C’est clair pour les femmes, mais pour celui qui est de l’autre côté, pas forcément. D’autant que toutes les femmes n’ont pas les mêmes critères. Certains hommes draguent lourdement, c’est un fait. Mais même les types corrects ne savent pas forcément comment se comporter. Souvent, ils sont critiqués pour leur manque d’initiative et d’audace. Je suis tombé sur un forum d’hommes gentils qui ne comprenaient pas pourquoi, alors qu’ils pensaient répondre aux attentes de femmes en étant à l’écoute et courtois, ils se prenaient des râteaux et se faisaient passer devant par des machos.

Un non n’est-il pas la marque claire du refus ?

Bien sûr, mais les pratiques de séduction viennent de loin dans l’histoire. Dans la tradition de la séduction, la femme disait non très longtemps, parce qu’elle devait être vertueuse. C’est parce que l’homme était opiniâtre qu’il séduisait. Tout cela laisse des traces. Aujourd’hui les hommes peuvent se dire : là, on ne dirait pas, mais il faut que j’insiste. Tandis que la femme sait qu’il ne doit pas insister.

Sommes-nous à un tournant de l’histoire des rapports en les sexes ?

Depuis 2000 ans, toute cette histoire a été celle d’un adoucissement des mœurs. Le système de domination masculine mis en place depuis des millénaires a progressivement été déconstruit. Le respect envers les femmes a progressé. Il faut rappeler qu’au milieu du Moyen-Âge, un homme sur deux avait participé à des viols collectifs légitimés. Il y avait eu avant cela une période surprenante, celle de l’amour courtois au XIIe siècle, où le respect des femmes était fort, mais elle n’a pas eu de suites.

La grande avancée a eu lieu au XXè siècle, surtout dans les années 1960 et 70, qui ont révolutionné les positions intimes et sociales. Les années 1950 étaient encore le règne des patriarches. Les femmes avaient un accès limité au marché du travail. C’est extrêmement récent, par rapport à des millénaires d’histoire. Il existe une mémoire lente, qui s’imprime dans les corps, les gestes, les émotions, les stéréotypes. Aujourd’hui, il faut continuer le travail, en réinventant les règles du jeu de la séduction, les codes amoureux. Il faut que nous réussissions à prendre ce tournant.

Comment ?

Les deux sexes doivent être impliqués. Aujourd’hui, on entend des femmes victimes, c’est indispensable. Mais il y a un désarroi des hommes qu’il faut prendre en compte. Ils sont mal à l’aise, ils n’osent pas intervenir, ils se sentent suspectés. Il y a quelques semaines, Le Parisien a mis en « Une » des hommes qui prenaient position contre le harcèlement. Des mouvements féministes ont dénoncé ces hommes qui se mettaient en avant. Il faut au contraire impliquer les hommes. C’est décisif.

Devons-nous édicter un mode d’emploi, une charte des bons comportements ?

Bien sûr que non. On ne va pas définir des codes, mais peut-être des règles morales. L’imagination et la liberté de chacun doivent être mobilisées, sans verser dans le harcèlement et l’irrespect. Nous ne sommes pas aidés par le cinéma par exemple, où les scènes de rencontre, ou de début de relations sexuelles, sont souvent extrêmement agressives. De plus, le curseur peut être placé différemment d’un pays à l’autre. Aujourd’hui, chacun invente sa propre morale, les interdits sociaux et religieux ont beaucoup régressé, donc tout le monde est perdu, en recherche de règles. Il faut redéfinir les rapports de séduction, sans imposer une police des mœurs.

Craignez-vous une aseptisation des relations entre les sexes, à l’américaine ?

Le danger principal aujourd’hui, c’est qu’il n’y ait pas de suite à cette affaire, que le mouvement retombe. L’aseptisation, c’est-à-dire la disparition de la marge de liberté indispensable pour les individus vivent bien leur vie intime, est un danger secondaire. Je préfère voir les choses de façon positive. Ce moment est précieux. Il faut être volontaire, mais pas sous l’angle de la censure et de la dénonciation. Nous devons inventer un nouveau monde, une nouvel ordre amoureux. C’est une situation intéressante et libératrice, il faut que cela continue et les gens le vivent bien. Après la phase de dénonciation, il faut entrer dans une deuxième étape, celle du débat de société.

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