Déboulonner Victor Hugo?
Faudrait-il déboulonner les statues de Victor Hugo? Plusieurs articles récents, notamment dans l’Obs aujourd’hui, dénoncent ses propos colonialistes. Mais gardons-nous de sortir des phrases de leur contexte et de les épingler. Replaçons-les au contraire dans le mouvement des idées d’une époque. Et dans la pensée complexe et contradictoire d’un individu. Victor Hugo s’est aussi élevé avec véhémence contre le colonialisme. Entre idéologie du Progrès et défense des damnés de la terre, il était déchiré par ses contradictions; c’est cela qu’il faut comprendre.
Voici ce que j’en dis dans mon livre La fin de la démocratie, apogée et déclin d’une civilisation
La République, sous la monarchie et l’Empire, continue clandestinement à prendre corps, à forger ses disciplines collectives. C’est encore plus vrai dans le monde des idées. Les mentalités s’inscrivent toujours davantage dans une vision évolutionniste, portant vers le Progrès. Les théories suprémacistes blanches sont diluées dans des visions civilisationnelles plus charitables, moins ouvertement raciales, mais qui n’en alimentent pas moins l’épopée. Dès lors, la Civilisation en elle-même devient la référence ultime, qui seule peut apporter le Bien à l’Humanité. J’en ai déjà dit un mot à propos du rôle joué par la sociologie. En toute bonne conscience, les intellectuels se convertissent en masse à la nouvelle religion de l’histoire, qui les rend aveugles à la souffrance des peuples asservis. En 1841, Victor Hugo relate sa discussion animée avec le général Bugeaud, le conquérant de l’Algérie, qui émet des doutes sur ce qui a été réalisé là-bas : « C’est la civilisation qui marche contre la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde ; c’est à nous d’illuminer le monde » . Mais Hugo est trop proche des humbles pour ne pas comprendre bientôt les ravages causés par le colonialisme. Deux ans plus tard, tout aussi lyrique, il change de point de vue et s’élève contre ses atrocités. « Ces voies de fait d’un peuple vainqueur sur le peuple vaincu sont accompagnées de cris d’horreur, et finissent par révolter toute la terre. Quand l’heure a sonné, les peuples opprimés se lèvent et le monde se lève à leur côté » . Il est d’autant plus frappant qu’il ait été lui aussi aveuglé un temps par l’idéologie républicaine du Progrès. Comme le jeune Jaurès à la fin du siècle, soutenant les vertus civilisatrices du colonialisme. « Quand nous prenons possession d’un pays, nous devons amener avec nous la gloire de la France, et soyez sûrs qu’on lui fera bon accueil, car elle est pure autant que grande, toute pénétrée de justice et de bonté » . Avant de devenir le fervent défenseur des peuples que l’on connait et le critique irréductible du colonialisme.