Il n’est jamais trop tard !
Alors que « Pluriel » vient de rééditer L’invention de soi sous une nouvelle illustration de couverture, je découvre un compte-rendu de mon livre datant de 2005 et signé Corinne Martin. Les publications scientifiques ont ceci de particulier qu’elles sont si confidentielles qu’elles peuvent rester ignorées longtemps, je n’étais pas au courant que ce texte avait été publié. La synthèse est si claire et bien rédigée, surtout pour ce livre touffu, difficile à résumer, que je ne résiste pas à l’envie de le reproduire ici, de lui donner modestement, douze ans après, une seconde vie.
Voici ce texte :
« S’attaquer à (re)définir l’identité, une notion qui a envahi, durant toute cette phase de modernité de la seconde moitié du XXe siècle, tant le discours scientifique que profane, n’est pas chose aisée. Mais l’auteur ne manque pas d’arguments… En premier lieu, sa démarche est résolument historique, et ce à maints égards. D’abord, Jean-Claude Kaufmann expose la genèse de cet ouvrage et son ambition de construire la théorie sociologique en partant des faits, s’inscrivant en cela dans la Grounded Theory. C’est ainsi qu’il faut lire ce livre dans la continuité – une sorte de relecture – des enquêtes déjà conduites par l’auteur, tant sur la fabrication du couple à travers l’analyse de son linge, la construction de la banalisation sur la plage aux seins nus, l’explication de l’action ménagère, l’élaboration du rêve du prince charmant chez la femme seule ou bien encore l’expérience du premier matin dans la relation amoureuse. L’objectif ultime de l’auteur est de démontrer que l’existence se structure selon deux modalités, la socialisation pure versus la subjectivité (hypothèse prénommée de la « double hélice » qui annonce un livre futur). L’ouvrage s’impose donc comme une étape intermédiaire, proposant d’ouvrir la boîte noire conceptuelle de l’identité pour la sortir de la « barbe à papa » dans laquelle elle est engluée, au-delà – et à cause ? – des barrières disciplinaires, mais aussi en raison de son incontestable succès dans le sens commun où elle s’impose comme une évidence partagée. En toute logique, c’est à l’histoire du concept que va être consacrée la première partie, permettant de poser une première rupture épistémologique. En effet, il est indispensable de sortir d’une approche substantialiste, où l’identité est définie comme une entité, faite de stabilité et de totalité, vision résultant tant de ses origines administratives et étatiques – la carte d’identité de papier censée résumer à elle seule tout l’individu, alors qu’elle n’est en réalité qu’un ensemble d’identifiants – que de ses origines théoriques, notamment chez des pionniers comme Erik Erikson, où le dépassement, après l’adolescence, de la crise d’identité laissait supposer cette entité atteignable, la crise passée. Corollairement, il convient de séparer individu et identité, pour envisager cette dernière comme un processus – ainsi que le premier d’ailleurs, dans la tradition de Norbert Elias. Dès lors, identité, identification et processus identitaire seront posés comme équivalents. Ensuite, dans la lignée de Georges H. Mead, il importe d’inscrire ce processus dans l’histoire en vue de l’articuler avec la réflexivité liée à la modernité, mais aussi de le situer par rapport à l’objectivité et aux cadres de socialisation. Ces préliminaires posés, l’auteur peut affiner ses hypothèses dans la seconde partie « L’identité entre ses contraires ». Ainsi l’identité est-elle un processus historiquement nouveau, intrinsèquement lié à l’avènement de l’individualisation et de la modernité. Elle constitue une des formes majeures prises par la subjectivité « et dont l’essentiel tourne autour de la fabrication du sens » (p. 82), l’individu contemporain étant tenu de donner lui-même un sens à sa vie. Issues toutes deux de la modernité, l’identité, comme clôture de sens, et la réflexivité, comme ouverture de sens, s’articulent de façon complexe, au cœur même de cette subjectivité. Le concept de rôle peut alors être redéfini – distinct en cela des anciens rôles, dans lesquels les individus étaient tenus de se fondre – ainsi que celui d’identité collective, appréhendée comme une ressource, un instrument de confirmation réciproque. Cette identité comme processus de définition de soi, à visée unificatrice, est parfaitement illustrée par le récit biographique mis en évidence par de nombreux auteurs, dont Paul Ricœur. Il permet à l’individu de renouer le fil, de se raconter l’histoire de sa vie et ainsi de lui conférer un sens. Mais Jean-Claude Kaufmann propose d’aller plus loin en considérant que le processus identitaire constitue une dynamique contradictoire, et qu’il existe aussi des identités immédiates, sortes d’images, à visée beaucoup plus fissionnelle, et qui vont provoquer des décalages, favorisant ainsi des sorties de soi, permettant à l’individu de s’inventer différemment. C’est ici qu’opère la seconde rupture épistémologique : ces ICO – identités immédiates, contextualisées, opératoires – doivent être considérées comme des conditions de l’action. Trop souvent oubliées, elles jouent pourtant un rôle majeur, et constituent des sortes de grilles significatives qui orientent l’action. Aussi la préoccupation identitaire devient-elle essentiellement tournée vers l’invention de soi, ce qui, au passage, justifie le titre retenu par l’auteur. Dans ce rôle de guide de l’action, les affects – tant émotions que sensations – interviennent, à côté des images, comme des régulateurs, ce qui avait été particulièrement bien pointé dans les enquêtes sur l’action ménagère ou les seins nus sur la plage. De même, la demande de reconnaissance et l’estime de soi, issues elles aussi de la modernité et de cette autonomisation du sujet, fonctionnent comme des filtres. En somme, elles régissent l’ensemble du processus identitaire. Mais l’invention de soi peut aussi se transformer en « implosions identitaires », et conduire à la dépression, la fatigue d’être soi telle que l’a analysée Alain Ehrenberg. Toutefois, en bon sociologue, l’auteur ne pouvait s’arrêter là, et ne faire la part belle qu’à la subjectivité. Tout au long de l’ouvrage, il tente de pointer l’articulation des cadres de socialisation avec le processus identitaire. C’est pourquoi « l’identité est une invention permanente qui se forge avec du matériau non inventé » (p. 102). C’est particulièrement dans la troisième partie « Le social reformulé par l’identité » qu’il va préciser cette articulation, à travers trois modèles explicatifs, où il apparaît que la créativité identitaire est étroitement liée au niveau et à la diversité des ressources, tant économiques que sociales et culturelles. Dans Voice, le déficit de telles ressources peut conduire à des affirmations de soi explosives, faites de rage et de violence comme dans les banlieues par exemple. Exit consiste en une sorte de retrait, de tentative de résistance à l’invention de soi, de refus de la modernité face à ce même déficit. Enfin, Loyalty au travers duquel certains individus se réfugient dans un cadrage institutionnel réconfortant, avec, à l’opposé, ceux qui tentent de se déprendre des institutions, l’exemple ultime pouvant être celui de la création artistique. Toutefois, si l’identité est bien un « filtre à travers lequel sont de plus en plus perçues et vécues les expériences de domination sociale » (p. 202), les mailles du filtre nous semblent parfois un peu larges, qui permettent de tout expliquer, du fondamentalisme religieux à la violence des banlieues, en passant par le vote populiste. L’enjeu pour ce pionnier de la micro-sociologie est aussi d’ordre épistémologique, à travers la confirmation d’un champ disciplinaire, – même si c’est au prix d’une absence de dépassement de ses frontières – et à la suite des enquêtes déjà citées et qui nous avaient tant ravis. Saluons cet ouvrage d’une grande clarté, extrêmement documenté et qui ouvre des pistes de réflexion fort nombreuses. En guise de post-scriptum, la « Fable du système » va « tenter de comprendre pourquoi le monde a perdu le sens de son mouvement » (p. 296), au travers d’une réflexion très libre de l’auteur : la créativité est aussi une condition nécessaire à la construction du savoir… »
Corinne Martin, « Jean-Claude Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité », Questions de communication, 7 | 2005, 478-480.
bonjour,
je re-découvre le compte rendu que j’avais fait de votre livre “L’invention de soi” quand je terminais mon doctorat en SIC! (et d’autres de vos ouvrages aussi, dans Questions de communication)
la couverture de cette nouv éd. est vraiment très belle ;
ça m’aurait fait tant plaisir que nous puissions échanger à ce sujet ! peut-être n’est-il pas trop tard ?!
cordialement, CM
Votre compte-rendu est vraiment remarquable, je n’aurais jamais réussi à faire une synthèse aussi claire; un immense merci.
Oui, bien sûr, nous pouvons échanger, ce serait avec grand plaisir
Voici mon mail :
j-c.kaufmann@wanadoo.fr
Bien à vous,
JCK