La Trame conjugale
Mon livre, La Trame conjugale, sort aujourd’hui dans une nouvelle édition. Il avait été publié pour la première fois en mars 1992, il y a juste trente ans. Dès le début, on trouva mon enquête originale, mais on mettait un peu eu doute mes conclusions pessimistes. On me suspectait de ne pas rendre compte avec exactitude de l’état réel du partage des tâches, ou du moins de ses évolutions les plus récentes. En d’autres termes, d’exagérer les freins à l’égalité, d’être un passéiste aveugle aux derniers changements en cours. Combien de fois n’ai-je entendu : « Vous devez vous tromper, j’ai plein d’exemples extraordinaires autour de moi » ! Combien de témoignages d’hommes exemplaires, ces nouveaux héros maniant serpillières et casseroles en artistes, lors de mes conférences ! Combien de fois cette autre remarque : « Ce que vous dites est un peu vrai mais c’est en train de changer. Les jeunes aujourd’hui, c’est complètement différent, ils partagent tout » ! Ces mêmes remarques dubitatives se sont répétées pendant trente ans, presque mot pour mot, prouvant la force de l’illusion collective à propos du partage des tâches ménagères. Et je dois avouer qu’aujourd’hui je commence à fatiguer un peu dans le rabâchage de mes réponses, qui pendant tout ce temps n’ont pas varié d’un iota. Primo : l’arbre ne doit pas cacher la forêt, les quelques exemples de héros modernes masquent la discrète réalité de la masse en arrière-plan, bien différente. Secundo : il faut savoir distinguer effet d’âge et effet de génération. Quand les jeunes partagent équitablement au début de leur couple, cela ne signifie en rien que cela se prolongera par la suite (ce point est longuement analysé dans ce livre). Tertio : au-delà de quelques témoignages exemplaires, il faut en revenir à ce disent les chiffres. Depuis vingt ans, tous ceux qui ont été publiés par l’INED et l’INSEE prouvent la même chose : si l’on peut noter une évolution positive, elle est microscopique et extrêmement lente, et pour l’essentiel spécifique à certains domaines comme la cuisine festive. La seule exception notable est l’attention à l’enfant, où l’on voit une véritable révolution des pensées et des comportements. Les papas s’investissent très fort. Mais là encore ils le font à leur manière du point de vue de la logistique ménagère. Et pas au point de prendre un congé parental ou une journée pour soigner l’enfant malade.
Les chiffres sont implacables. Si l’on suit le rythme d’évolution qu’ils esquissent, il faudrait des décennies voire des siècles pour parvenir à l’égalité. Sans compter que les derniers pas seront les plus difficiles à franchir. Sans compter également que les chiffres sous-évaluent le caractère inégalitaire de la réalité. Car seul le temps de travail manuel est mesuré, pas la charge mentale. Or l’inégalité est encore plus grande en ce domaine.
J’ai relu ce livre pour préparer cette nouvelle édition. En général cet exercice est l’occasion d’une réécriture et d’une actualisation. Je n’ai pas eu à changer une virgule.