L’amour en Chine
“La Femme seule et le Prince charmant” et “Sex@mour” viennent d’être publiés, en même temps, en Chine. Voici la préface chinoise de “Sex@mour”:
Dans les rêves, dans les poésies, dans les chansons, on aime évoquer l’amour au singulier et de façon atemporelle ; l’amour serait une sorte d’entité éternelle qui dépasse la condition humaine. Or ses formes sont précisément inscrites dans les spécificités de la géographie culturelle, et dans les mouvements de l’histoire. Nous assistons même aujourd’hui à des bouleversements profonds des modalités de séduction, des expressions sentimentales, du rôle joué par la sexualité, et des attentes vis-à-vis du couple. Tout est en train de changer très vite, ou du moins en donne l’impression.
Ces bouleversements récents font suite à une longue histoire, elle-même très mouvementée. Depuis l’aube des temps, la passion notamment avait été un instrument d’émancipation personnelle, une expérience d’affirmation de soi, contre le désir des familles voulant imposer leur loi. Ce fut d’ailleurs longtemps un thème majeur du roman et du théâtre, dans l’ensemble de l’Europe ; l’amour se jouait des institutions, Roméo et Juliette n’écoutèrent que leurs sentiments. Dans la société traditionnelle, où l’individu est pris dans des cadres sociaux et moraux qui lui indiquent la route à suivre, l’élan passionnel arrache à cette destinée implacable pour ouvrir des chemins de liberté et de réalisation personnelle. Dans les premiers temps de la modernité, le romantisme marqua le point culminant de cette épopée dans les cercles philosophiques et littéraires. Il diffusa ensuite dans l’ensemble du corps social, à travers les romans sentimentaux notamment, mais en perdant de sa force subversive. Et ne diffusa que très lentement. La romance, déclinaison amollie du romantisme, resta longtemps très peu opérante dans le concret des vies réelles et pour la masse de la population, se confinant pour l’essentiel au domaine des rêveries consolatrices. L’idée du mariage d’amour ne commence à s’imposer vraiment que dans le dernier quart du XIXème. Malgré des siècles de romans sentimentaux depuis la poésie courtoise, malgré l’exaltation romantique, dans la vraie vie le choix du conjoint restait assez pauvre en émotions et prisonnier des conventions sociales. Il faudra attendre les années 1960 pour que soudainement le mouvement s’accélère. Avant que les événements n’éclatent sous une forme politique en 68, beaucoup de choses avaient commencé à changer plus discrètement dans les années précédentes. Des musiques rythmées envahissaient l’atmosphère, les jeunes osaient affirmer une autonomie nouvelle contre leurs parents, les vêtements se faisaient moins guindés, les corps (surtout le corps des femmes) s’assouplissaient et se libéraient, la pilule conjurait les peurs. Et pour couronner cette mise à bas des anciennes disciplines, telle une apothéose de la montée du corps et de l’affirmation du désir, l’autonomisation de la sexualité s’imposa assez soudainement. Associée à l’émancipation féminine, elle allait radicalement changer la donne, rien ne serait plus jamais comme avant. Les forteresses institutionnelles que des siècles de romans sentimentaux n’avaient pas réussi à abattre allaient s’écrouler en quelques années sous les assauts de la sexualité libérée. Tellement libérée que la question qui se pose aujourd’hui est de savoir si elle ne pourrait pas devenir une sorte de loisir agréable, un loisir comme les autres.
Cette question est vraiment au centre des évolutions actuelles. On assiste à un essor de cette pratique (la sexualité séparée de l’engagement conjugal), bien qu’elle bute sur certaines limites : la sexualité devient presque un loisir comme les autres, mais ne peut pas le devenir complètement. Autrefois la sexualité était représentée dans l’univers des interdits et des transgressions, des mystères et des angoisses. C’était mal d’un point de vue moral, ou risqué socialement. Depuis un siècle la sexualité a progressivement basculé tout au contraire vers un comportement vu comme légitime, et dont on apprend à parler. Aujourd’hui, elle est devenue une de technique de bien-être et de plaisir.
Mais le grand bouleversement, qui a brusquement et massivement accéléré le processus d’autonomisation de la sexualité, est la banalisation et la généralisation d’Internet. Une phrase très souvent entendue dans les forums de discussion (« Il n’y a pas de mal à se faire du bien ») donne le ton. Comment la recherche du plaisir pourrait-elle en effet être un mal? Le problème, c’est qu’une recherche de plaisir sans sentiment peut devenir très égoïste, instrumentalisant l’autre comme un simple objet du plaisir personnel. Cela peut déboucher sur des attitudes très dures, voire méprisantes, dépourvues d’un minimum d’humanité. J’en ai trouvé beaucoup dans mon enquête.
Les femmes, c’est un fait nouveau, revendiquent à leur tour l’affirmation du droit au plaisir pour le plaisir. Parfois parce qu’elles le souhaitent vraiment, d’autres fois comme une expérience à un moment de leur vie. Il faut dire qu’il est particulièrement agaçant pour elles de voir que les hommes ont ce droit depuis des siècles, et qu’aujourd’hui, alors que l’on proclame officiellement l’égalité entre les hommes et les femmes, ce n’est toujours pas le cas pour elles. Pour les hommes dragueurs du Net, c’est extraordinaire ! Surtout d’ailleurs pour les pires machistes, qui se croyaient devenus politiquement incorrects. Car les femmes qui souhaitent un plan-sexe d’un soir ne veulent pas pour cette occasion d’un homme trop doux et gentil. Ils sont gentils, c’est bien, mais…Elles préfèrent alors un « vrai mec », un mâle qui ose s’affirmer, et même (elles le disent parfois) des « bad boys », qui deviennent les nouveaux héros de la Toile. Alors que les hommes gentils, qui croyaient avoir répondu aux demandes des femmes, ne comprennent pas ce qui leur arrive quand ils sont rejetés ainsi! Mais fréquemment, après cette séquence, ces femmes sont vite déçues, il y a une période de saturation, d’écœurement et de généralisation de la critique vis-à-vis des hommes: «Tous des connards!» Après cette période, elles peuvent avoir envie de rechercher un engagement plus durable. Avec un homme moins macho et plus gentil ! L’univers des choix amoureux est devenu très compliqué !
Internet a provoqué une véritable révolution dans la manière de tisser des liens sociaux, en particulier dans le domaine des relations amoureuses. Les règles du jeu de la séduction sont en train de complètement changer, la relation entre plaisir et sentiment est bouleversée. Et ceci d’une façon planétaire et simultanée. Bien sûr, chaque pays a son histoire, sa culture, sa manière d’envisager les relations intimes entre hommes et femmes. Mais partout Internet crée ce nouveau monde parallèle, où tout semble devenir plus libre, fluide et facile. Partout sur la Toile, le même type de questions surgit sur ce qui est bien de faire ou sur ce qu’il vaut mieux éviter. Contre les conventions anciennes, rigides et impératives, à travers ces questions c’est une nouvelle morale qui cherche à s’inventer sous nos yeux. En particulier dans des pays comme la Chine qui vivent le changement à une vitesse beaucoup plus grande que dans la vieille Europe. Je serais d’ailleurs très très curieux de savoir comment se passent aujourd’hui les premiers rendez-vous amoureux dans votre pays !