Les dictateurs détestent l’amour
Ce qui se passe en France aujourd’hui n’est pas un exemple isolé. Partout à travers la planète, le populisme, le nationalisme et les régimes autoritaires à tendance dictatoriale se renforcent. ; Trump, Maduro, Poutine, Erdogan. Le basculement vers la dictature est particulièrement spectaculaire en Turquie, chaque jour un nouveau degré est franchi. Hier encore 4000 fonctionnaires suspectés de ne pas penser comme Erdogan ont été révoqués, Wikipédia a été interdit, ainsi que….les émissions de rencontres amoureuses à la télévision.
Bien sûr ces émissions sont souvent très critiquables, mais elles illustrent malgré tout à leur manière la liberté individuelle et le désir d’expression sentimentale. Exactement comme la Saint-Valentin, que l’on peut détester pour son caractère routinier et commercial, mais qui est pourtant un révélateur très clair de la libre expression des sentiments dans le monde et du désir d’amour contre la haine.
Dans mon livre, j’ai fait un tour du monde en utilisant la Saint-Valentin pour mesurer cela. Voici ce que j’avais écrit sur le Turquie, c’était il y a un an, une éternité ! Aujourd’hui la réponse est donnée, et elle est hélas très triste !
« La Turquie à la croisée des chemins
Sans refaire ici toute l’histoire de la Turquie, il faut rappeler combien elle s’était ouverte aux principes d’un état laïc et aux valeurs européennes après la révolution kémaliste. Il n’est donc pas étonnant qu’à Ankara ou Istanbul, les petits cœurs de la Saint-Valentin soient apparus plus rapidement qu’ailleurs dans le monde musulman. Dans les années 1980, le quotidien Cumhuriyet multiplie les articles et les messages d’amour, entourés de nombreuses publicités « spécial Saint-Valentin », la mode est lancée. La décennie suivante, le journal islamiste modéré Zaman s’engage à son tour dans le mouvement, multipliant lui aussi les publicités (comment refuser une telle rentrée d’argent !). Mais en travaillant le message d’accompagnement : le 14 février turc n’a rien à voir avec la religion chrétienne ni avec Saint-Valentin, il est une « fête de l’amour ».
La particularité de la Turquie dans le monde musulman concernant la Saint-Valentin est que non seulement les autorités politiques mais aussi les autorités religieuses ont donné leur assentiment à la fête. Cela a été particulièrement visible en 2011. Cette année-là en effet, la Saint-Valentin coïncidait avec la commémoration de la naissance du prophète Mohammed. Qu’allait-il se passer dans cette confrontation potentiellement problématique ? « Les spécialistes turcs de la religion islamique ont-ils vu un obstacle à ce qu’on célèbre, en un jour de piété musulmane, une fête d’origine chrétienne comme la Saint-Valentin, rebaptisée en turc « Fête des Amoureux » ? Point du tout. La réponse du Ministre des Affaires Religieuses turques illustre bien la conception libérale de la religion qui a caractérisé la République depuis Atatürk (pourvu que ça dure…). Je traduis sa réponse : « Quel beau hasard ! On fêtera la Naissance de l’Amoureux des Amoureux. La prière sera encore plus vivante et l’amour que nous prendrons dans la Fête des Amoureux, nous le montrerons de façon encore plus belle à ceux et celles que nous aimons». Puisque Dieu est Amour, cette fête de l’amour ne saurait être contre Dieu.
Alors que de nombreux religieux musulmans se braquent contre la Saint-Valentin, l’exemple de la Turquie est particulièrement intéressant en ce qu’il montre une tentative de réécriture et d’adaptation du message amoureux, s’offrant en modèle alternatif. Vu qu’il semble impossible de s’opposer au puissant mouvement de désir d’expression sentimentale, autant l’accompagner, le canaliser, le détourner des cibles pouvant poser problème. En le reliant à l’amour divin. Et, plus banalement, en optant pour la conception élargie d’origine américaine, pour noyer ce que pourrait avoir de sulfureux la passion conjugale. « On n’offre pas seulement une babiole à son amoureux ou amoureuse mais souvent aussi à sa mère, ses sœurs, ses tantes, ses cousines, ses voisines… Et en particulier à celles qui sont seules, pour les consoler ».
Il doit rester discret car existe aussi une autre Turquie, indifférente ou hostile à la fête des amoureux. Dans les villages reculés, mais également dans les milieux traditionnalistes des villes, et parmi une partie grandissante des religieux. Car même élargie à la famille, la Saint-Valentin n’empêche pas que le rouge s’affiche partout sans pudeur, que des petits cœurs et des « I love you » lancent un autre message, plus provocateur pour certains. Aujourd’hui, avec la montée d’un islam plus rigoriste et du pouvoir autoritaire d’Erdogan, dans un contexte de fragilisation géopolitique du pays, il n’est pas sûr du tout que le modèle consensuel du jour des amoureux ait un avenir serein. Il faudra suivre de très près les prochains 14 février ; la Turquie est à la croisée des chemins ».