Valentin et l’ours
L’histoire de la Saint-Valentin reste très méconnue. Elle est pourtant traversée par deux mille ans d’événements plus surprenants les uns que les autres, parfois assez violents, comme les fêtes de l’ours, qui virent l’apparition de Valentin remplaçant l’ours. Voici quelques lignes de cet épisode particulier (inspirées en particulier par le beau livre de Michel Pastoureau sur l’ours), tirées de mon ouvrage, Saint-Valentin, mon amour.
« Depuis les temps préhistoriques jusqu’au Haut Moyen Âge, l’ours est un personnage central des mythes européens, spécialement dans les massifs montagneux ou les pays scandinaves et germaniques. Il est vu à la fois comme le roi des animaux, enragé et redoutable, et le plus proche de l’homme dans son comportement, son intelligence, ses sentiments. Des ethnies sibériennes aux indiens d’Amérique en passant par la Chine d’il y a trois mille ans, l’idée est répandue à travers le monde que les ours ne sont rien d’autre que des hommes métamorphosés[1]. En découle une figure récurrente dans les récits oraux, tel le Bersekir des contes nordiques : un guerrier mi-homme mi-bête invincible et effrayant[2]. Pour les légendes celtes les plus anciennes, « Arthur est à l’origine un roi-ours doté d’une force surhumaine [3]». Dans nombre de rituels des premiers siècles de notre ère, de jeunes hommes déguisés en ours miment des danses guerrières. L’anthropomorphisme ursin génère une autre image omniprésente dans les contes et légendes : celle de l’accouplement d’une femme et d’un ours, donnant naissance à un humain à la destinée exceptionnelle. Jean de l’ours est le plus connu de ces récits[4]. La croyance était très forte et répandue. En 1231 encore, l’évêque Guillaume d’Auvergne écrivait que lorsqu’une femme s’accouple avec un ours, elle donne naissance à un bébé humain[5]. Capable de tendresse, l’ours est cependant surtout vu comme un prédateur sexuel, qui se saisit de sa proie dans un rapt. Il adore particulièrement les jeunes filles.
L’ours est très lié aussi à carnaval, présent depuis longtemps dans les déguisements et les jeux organisés à cette occasion. Très lié également à février, notamment à son début, le 2, jour de la Chandeleur (ou parfois le 3, la Saint-Blaise). Il était censé sortir de son hibernation à cette date et annonçait ainsi le printemps à venir. Ce qui donnait matière à l’une des premières fêtes du cycle de carnaval, les jeunes gens se déguisant en ours. L’apparition de l’animal provoquait toujours beaucoup d’excitation chez les jeunes filles, le ravissement se mêlant à la peur. Peur parce que l’ours évoque la bête sauvage et dangereuse. Mais aussi parce que, depuis des temps préhistoriques, il était associé à l’idée d’une sexualité débordante et frénétique, voire brutale. Qui n’avait rien d’abstrait à l’époque quand on pense aux viols collectifs dont j’ai parlé plus haut, où des groupes d’hommes s’emparaient soudain de leur proie tels des animaux prédateurs. L’animal est aussi capable de douceur, d’où la très ancienne expression d’ « ours mal léché » qui est venue jusqu’à nous, car il est « un expert en léchage avec tous les phantasmes associés à ce mot. Ce n’est pas un hasard si l’ours possède à ce point la réputation de séduire les jeunes filles délurées[6] ». Lors des carnavals, les garçons déguisés en ours couraient après les jeunes filles pour tenter de les attraper et leur imposer quelques baiser et caresses, dans les cris et les rires[7]. Dans les Pyrénées, en Béarn, en Navarre, en Catalogne, en Roussillon, « l’ours est souvent la seule vedette de carnaval [8]», qui se déroule à la Chandeleur. La trame est presque toujours la même. Un homme déguisé en ours enlève une jeune fille qui dansait avec les garçons et l’emmène dans son repère. « Le rituel, très bruyant, s’accompagne de chants et de danses, de cris et d’invectives[9] », de transgressions de toutes sortes. La dimension sexuelle est manifeste et présente d’un bout à l’autre[10] ». Généralement, on ne sait pas très bien ce qui se passe dans le repaire de l’ours avant que la jeune fille ne soit délivrée. « Parfois il n’y a pas un mais plusieurs ours ; parfois ce sont tous les hommes du village qui « font l’ours », pour la plus grande peur – ou la plus grande joie – des jeunes filles[11] ». Durant toute la première moitié du Moyen Âge, les rituels ursins de carnaval plongent dans la mythologie la plus ancienne, tout en préparant une transition vers une nouvelle définition des fêtes amoureuses, plus égalitaire et plus douce. A l’aube de la Renaissance, l’ours, toujours amateur de jeunes femmes, a beaucoup perdu de sa violence et de sa sauvagerie, il s’est peu à peu transformé en un « animal paisible et courtois[12] », et ne va pas tarder à prendre forme humaine.
Il est en effet permis de penser que l’ours ait représenté une première forme de masculinité amoureuse, explicitement sexuelle, machiste et rustre, dans les carnavals, annonçant les futurs galantins et Valentins plus policés et respectueux des femmes. Au XVème siècle, les deux figures sont très présentes et se croisent dans les fêtes de février. C’est en ce même siècle qu’un texte littéraire reprenant des récits oraux, intitulé Valentin et Ourson, va connaître un succès retentissant. Bien que son thème soit assez différent, l’important est qu’il témoigne de la force de ces deux figures à cette époque et de leur liaison intime (dans le roman, Valentin et ourson sont deux jumeaux). Jean de Berry se plaisait à vivre en compagnie d’ours domestiques, et il avait appelé son préféré Valentin. Valentin est un galant de carnaval, aux mœurs adoucis, qui témoigne encore « d’un rapport nuptial entre l’ours et l’héroïne » enfoui dans les profondeurs des légendes anciennes[13]. Ensuite, les destinées de Valentin et de l’ours divergeront, l’animal disparaissant progressivement des carnavals amoureux, cependant que Valentin au contraire y prendra une place de plus en plus centrale, centrée non plus sur la Chandeleur mais sur le 14 février. Evolution qui sera accélérée à l’occasion d’une nouvelle révolution de la Saint-Valentin, sous l’influence de la poésie.
[1] Rémi Mathieu, 1984.
[2] Vincent Samson, 2011.
[3] Michel Pastoureau, 2007.
[4] Michel Praneuf, 1989.
[5] Guillaume d’Auvergne, De universo creaturarum (Sur l’univers des créatures), 1231.
[6] Bernard Coussée, 2004.
[7] Sophie Bobbé, 2002.
[8] Michel Pastoureau, 2007.
[9] Idem.
[10] Idem.
[11] Idem.
[12] Idem.
[13] Georges Charrière, 1980.